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L’hédoniste Condrieu et sa compagne l’Asperge

En balade sur les coteaux ensoleillés d’Ile-de-France, Bacchus arrive à Argenteuil pour une halte gourmande chez Victorine, patronne de l’auberge des Canotiers.

Cette belle demeure en pierre meulière a conservé son histoire et son pouvoir d’enchantement.

L’ancêtre de Victorine était le vénérable Louis Lhérault, asparagiculteur qui, en 1860, a élaboré l’asperge d’Argenteuil dite « asperge blanche ».


Vêtue d’une robe de lin blanc fermée d’une fibule, Victorine est une hôtelière élégante et pleine d’usages, avec cet indispensable soupçon d’inachevé qui donne son véritable éclat au fini. Rousse chevelure et rire de source, elle accueille chaleureusement Bacchus en lui proposant un verre d’absinthe ; une fée verte sur les bords de Seine, voilà une belle entrée pour rêver de canotage, de longues jupes qui s’envolent et de rubans colorés sur les canotiers.

Amoureuse de l’esprit, amie des arts, Victorine aime rendre gloire aux impressionnistes qui ont voulu et réussi à chasser l’ombre anthracite et le noir de la nature entière.


Après cet intermède salutaire, Victorine invite Bacchus à s’installer dans la chambre qu’occupa Manet lorsqu’il rejoignit Monet pour peindre sur le motif Les Régates à Argenteuil.


Bacchus termine sa partie de billard lorsqu’apparaît un grand gaillard accoutré d’un long manteau couleur de muraille, coiffé d’un large béret rouge d’où s’échappent les boucles de son abondante chevelure.

Son visage est un inépuisable paysage, buriné, le teint basané où brillent deux yeux au vif éclat de diamant noir.

Prénommé Paul, c’est le peintre des heures heureuses avec sa boîte de pastels et son carnet de croquis dans sa poche-carnier.

Ce chevalier errant vient, de temps en temps, faire escale chez Victorine son amie d’enfance.

Paul misère, mais sa vie de bohême lui plaît. Chaque jour, il s’enchante du poudroiement de la lumière des bords de Seine, de ses bleuités vaporeuses.


La salle de restaurant est comble, multicolore, pleine de sourires et d’envies.

Bacchus invite Paul à se joindre à sa table.

Ravie de ce geste, Victorine les installent côté jardin.

Une nappe damassée blanche fleurie d’un bouquet de mimosa signale le raffinement où s’invite la beauté.

Relevant une mèche friponne, Victorine s’approche de Bacchus pour lui proposer le menu du jour en lui demandant de choisir le vin.

Paul sait que Victorine réalise des prouesses en cuisine et qu’ils vont déguster ce qui fait, depuis de longues années, la renommée de l’auberge des Canotiers et la gloire d’Argenteuil.


Arrive le Velouté à la crème d’asperges.

Victorine n’a pas son pareil pour réserver les pointes d’asperges et mouiller le roux refroidi avec le fond de volaille.

Une belle préparation du palais ce velouté pour, à la suite, accueillir un Gratin d’asperges sauce Mornay servi avec plat, assiettes et saucière en barbotine de la faïencerie artistique Dreyfus de Moret-sur-Loing.

Les asperges sont réputées difficiles à marier avec un vin.

Bacchus a fait son choix :

  • S’il vous plaît Victorine un Condrieu.

Ce vin blanc délicat développe des arômes de pêche blanche qui viennent en union avec ce légume de choix.

Le Condrieu est issu d’un cépage unique le Viognier qui a trouvé son paradis sur les pentes escarpées de la vallée du Rhône, juste au nord de la Côte Rôtie.

Comment expliquer cet attrait immodéré pour le Condrieu ? C’est fort difficile car ce vin porte le mystère des ceps de vigne qui ont grandi à l’abri des murets de pierres sèches. Son bouquet floral évoque ces levées de jour sur les coteaux d’Argenteuil quand un lambeau de brume chuchote la venue du printemps.

Une confidence : si vous fermez les yeux, vous y verrez peut-être le reflet caressant de L’Olympia de Manet.

Voilà pourquoi le Condrieu est étonnant.


Bacchus et Paul se régalent.

Chaque bouchée du gratin d’asperges suggère l’aspergeraie où frémissent et éclosent les turions sur la crète des buttes sablonneuses.


Avec un sourire plein de lumière, Victorine leur offre le dessert : des Cerises de Montmorency flambées au kirsch.


Les couleurs se superposent.

Un consentement se fait sur un bleu aérien où montent les hardiesses sonores de Berlioz.

Une brise gonfle une voile blanche, la Seine miroite vers le bateau atelier où la palette d’un peintre s’illumine d’impressions chatoyantes.

Le quatrain versifié de Mallarmé fait place à l’audace du vent qui habille les cœurs battants :


Dessinant l’epsilon

Les sept couleurs du vent

Rejoignent l’horizon

Sur l’échine fauve du couchant

Danse la valse du temps.


Roland Souchon – 2023


SOURCES :


ARGENTEUIL (Val-d’Oise) :

Argenteuil fut autrefois un simple village de vignerons et de pêcheurs. Un pont à péage fut construit en 1832 pour rejoindre Colombes sur l’autre rive. En 1870, le plan d’eau attirait les canotiers immortalisés par Caillebotte, Manet, Monet, Pissarro, Sisley et bien d’autres.


« …Argenteuil est un site très ancien. En 656 y fut fondé le monastère de bénédictines Sainte-Marie, devenu célèbre par le pèlerinage vers la tunique du Christ, retrouvée par sainte Hélène au IVème siècle, puis conservée à Constantinople avant d’être offerte à Charlemagne, qui la donna lui-même au monastère d’Argenteuil dont sa fille était abbesse. Cette précieuse tunique a été cachée dans un mur pour échapper aux pillages des Normands, avant d’être retrouvée en 1129 par les nouveaux occupants, moines de Saint-Denis. L’objet est conservé et vénéré à la basilique Saint-Denis d’Argenteuil, faisant toujours l’objet d’un pèlerinage… »

Extrait du livre Seine, mythes & légendes- auteurs : Anne Marchand et Bernard Sergent - publication aux Editions des Falaises


L’ASPERGE :

C’est un légume ancien de la famille des liliacées.

Les Grecs n’avaient pas tort de faire leurs délices de l’asperge sauvage qui abondait dans les sous-bois.

Les Egyptiens en offraient par bottes à leurs dieux.

L’asperge se compose d’une tige souterraine, la « griffe » qui porte des racines et des bourgeons.

Au printemps, les bourgeons s’allongent et percent la surface du sol. Ils sont alors appelés turion. Ce sont eux que l’on récolte. Si on laisse pousser les turions, ils verdissent et donnent naissance à une tige aérienne qui se ramifie très finement, l’asparagus, dont les fleuristes garnissent les bouquets.

Une aspergeraie ne produit qu’à partir de la troisième année et seulement pendant 2 à 3 semaines – de mars à juin selon les régions – et dure de 10 à 11 ans au maximum.

L’asperge ne peut se récolter qu’à la main. Cette opération se fait avec une sorte de lame creuse appelée gouge et exige une habileté certaine pour ne pas blesser la partie souterraine de la plante.

A côté de l’asperge blanche et violette existe la verte Lauris provenant des sables de Camargue ; on la trouve à prix d’or dès les premiers jours d’avril chez les grands épiciers de luxe.

Extrait de L’Histoire de la nourriture de Maguelonne Toussaint-Samat- publiée chez Larousse


L’ASPERGE dans l’ART et la LITTERATURE :

d’Edouard Manet, Une botte d’asperges, 1880, Huile sur toile, Wallraf-Richartz-Museum, Cologne

et d’Edouard Manet, L’Asperge, 1880, Huile sur toile, Musée d’Orsay, Paris


Voici l’histoire de ces 2 tableaux peints par Manet :

Manet vend à Charles Ephrussi (historien russe, critique et collectionneur d’art qui aidait ses amis peintres dans l’embarras) le tableau Une botte d’asperges pour 800 francs, mais Ephrussi lui envoie la somme de 1000 francs, et Manet, qui n’est pas en reste d’élégance et d’esprit, peint L’Asperge et la lui adresse avec ce petit mot : « Il en manquait une à votre botte ».


Par ailleurs le tableau Une botte d’asperges a été immortalisé par Marcel Proust, ami de Charles Ephrussi :

« … mon ravissement était devant les asperges, trempées d’outre-mer et de rose et dont l’épi, finement pignoché de mauve et d’azur, se dégrade insensiblement jusqu’au pied par des irisations… »

Extrait A la recherche du temps perdu, du côté de Guermantes, publié en 2 volumes chez Gallimard en 1920-1921, page 145


Figure de proue de la modernité, Edouard Manet (1832-1883) avait le charme et la désinvolture.

Par la vigueur et la parfaite maîtrise de son art, Manet a enthousiasmé Baudelaire, Mallarmé et Zola.

Mais la belle société du Second Empire n’apprécie guère ce reflet d’elle-même. Manet s’en moque. Il peint une femme nue entre deux messieurs habillés ; l’émotion est à son comble avec Le Déjeuner sur l’herbe peint en 1863.

La même année, il récidive avec Olympia, une courtisane nue et allongée, une servante noire, un bouquet aux couleurs tendres et un chat. Provocation. Scandale. Et pourtant, Manet affirme ici sa modernité servie par l’organisation des formes et l’harmonie des couleurs.

Manet a peint la vie avec passion, traduisant les mouvements profonds d’une société en mutation.


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