Une soupe d'ortie à Sucy
Le jour se lève, pâle comme un sein qu'on dévoile.
Bacchus arrive à Sucy-en-Brie, commune du Val-de-Marne.
Le blason de la ville indique que Sucy possédait plusieurs demeures seigneuriales : le château Lambert, le Petit-Val, Montaleau, le Grand-Val, Chaumoncel et la Haute-Maison où vécut un homme d'exception, le patriarche Ludovic Halévy. Librettiste, il écrivit quatorze livrets d'opérette, opéra-bouffe et opéra comique. En dehors d'Offenbach, il a servi la musique de Mozart, de Bizet pour Carmen en 1875. Johann Strauss s'est inspiré d'un vaudeville de Ludovic Halévy pour composer la Chauve-Souris. C'est aussi grâce à Ludovic Halévy que Degas, le peintre des danseuses, put connaître le milieu de l'opéra.
Le blason de la ville est aussi fleuri de pampres et de raisins, rappelant que Sucy comptait 320 vignerons sous le règne de Louis XIV. En 1850, les vendanges donnèrent 1500 tonneaux de vin ; le prix du litre était de 0F.15.
La commune de Sucy s'étage de quarante mètres au point le plus bas près des berges de la Marne à cent dix mètres au point le plus haut au Fort, précisément où Bacchus retrouve l'ami Martin, herboriste et sa jeune soeur Amaranthe, gaie comme un carillon.
Ils partent tous les trois pour une cueillette en forêt Notre-Dame toute proche.
Camomille, tilleul, d'accord.
Mais Martin connaît le Nombril de Vénus, le Bâton de Moïse et la Dent de lion, mots de passe pour l'accès au monde envoûtant de l'herboristerie.
Sur le chemin blond du Chapitre, Martin raconte cent histoires. Il aime ces vérités toutes simples, nées avec nos ancêtres. Le bonheur est auprès de la sauge qui laisse éclater dans l'aube de juin une constellation de fleurs céruléennes.
Née de l'observation, il raconte l'histoire de l'hirondelle et de la chélidoine, plante modeste, aux fleurs jaune vif, au suc orange et amer. A forte dose, c'est un poison mortel. Mais c'est un don du ciel pour l'hirondelle qui, lorsque naissent les oisillons, va déposer une goutte de suc de chélidoine dans l'oeil de ses petits pour leur donner la lumière.
C'est la nature qui a raison.
Cueillir les plantes est un art minutieux qu'il faut apprendre. Le grand principe étant de prélever la fleur, la feuille ou la racine à l'heure, au jour et à la saison où les essences actives sont à leur maximum.
Sur le chemin de la Gueule Noire, Amaranthe cueille une brassée d'orties pour faire une soupe dont elle a le secret. Sa préférée est l'ortie dioïque, la grande ortie.
Mal aimée et redoutée pour les souvenirs cuisants qu'elle laisse sur la peau, l'ortie est une plante médicinale aux mille vertus, connue depuis l'Antiquité. C'est le régal des fins gourmets.
Amaranthe s'active à la cueillette et, regardant Bacchus dans les yeux, répéte cette phrase de Victor Hugo :
" J'aime l'ortie parce qu'on la hait ".
Il suffit de mettre une paire de gants pour la cueillir. En effet, la plante est couverte de poils urticants. Tout botaniste vous dira que chaque poil de l'ortie se termine par une pointe acérée, renforcée par un dépôt de silice. C'est cette pointe qui pénétre dans l'épiderme à la manière d'une aiguille et qui diffuse en se brisant une substance qui rappelle le venin du serpent.
Sa richesse en protéines est impressionnante, parfaitement équilibrées en acides aminés, et tout à fait comparables aux protéines animales. L'ortie contient davantage de chlorophylle et de fer que les épinards, ainsi que de nombreux sels minéraux. Par sa teneur en provitamine A et en vitamine C, elle tonifie l'organisme. Elle sait éclairer le teint des pastourelles et effacer les dermatoses rebelles.
Comme le lin et le chanvre, avec sa tige très fibreuse, elle sert à fabriquer du tissu. Les néerlandais l'utilisent pour confectionner cordes, toiles et filets de pêche.
D'ailleurs, voici le serment prononcé pour être membre au sein de la Confrérie des Amis de l'Ortie :
" Ortie ! Toi qui a su piquer ma curiosité et me révéler tes vertus, je te jure fidélité et assistance en tout lieu et en toute heure. "
Avant de quitter la forêt Notre-Dame, Martin s'engage sur le chemin des Bouleaux. Il pose sa musette près d'un bouleau adulte à l'écorce blanche desquamant en lanières. C'est sur cet arbre qu'il a recueilli, durant la première quinzaine de mars, la sève pour en faire son vin de bouleau.
Point de bilan vitaminique ou de passéisme nostalgique, c'est le coeur plein de beauté que les trois amis regagnent les caves du Fort de Sucy, siège de la Confrérie des Coteaux de Sucy-en-Brie.
Robe armoriée, coiffe à plumet, hotte d'étain et gants blancs, le Grand Conseil Chapitral présente chevaliers et dames de cour.
Les portraits des Grands Maîtres saluent Bachus et sa suite.
Près de la dernière affiche des vendanges, une bouteille attend la dégustation.
Le Maître de chai s'approche de Bacchus et raconte sa belle fierté :
" Amis, compagnons d'un jour, voici le vin de Sucy.
C'est un vin blanc sec, 2013, élaboré à partir de deux cépages, le Sauvignon et le Sémillon, en proportion égale.
Sa robe est de couleur jaune or pâle, brillante, limpide avec de fins reflets de couleur or-vert.
Son nez est franc et chaleureux ; il exprime des arômes floraux et de fruits de type pêche blanche, rhubarbe.
En bouche, l'attaque est vive, régulière et gourmande avec une bonne caudalie. "
Pendant ce temps, sous la baguette magique d'Amaranthe, les orties sont devenues un velouté, une mousse de jade. La plante urticante s'est muée en satin. Prouesse d'un monde végétal offert à tous, ce potage vient nous dire le grand mystère de la terre.
Sous le faisceau de lumière qui éclaire la voûte, Bacchus repère la beauté d'Amaranthe, son assurance et le feu roux qui met en valeur son port de tête.
Il apprend qu'elle est la muse d'un célèbre portraitiste.
Alors que les teintes empourprées du soleil s'échappent à l'horizon, la musique d'Offenbach s'envole comme des volutes parfumées dans l'ombre des rideaux.
Le petit vin blanc de Sucy continue à briller dans les verres et fait revivre la toison dorée de l'ortie, si élégante dans le contre-jour.
Goûte, Goûte, Goûte,
Goûte compagnon,
Lève ton verre et nous le remplirons
A bientôt compagnons du bousset, je vous retrouverai à Sienne pour la Saint-Valentin.
La Rêverie du soir, 1899
de Alfons MUCHA (1860-1939)
Grâce, douceur et harmonie symbolisent l'oeuvre de Mucha, le Maître de l'Art Nouveau.
C'est avec la femme, associée à la nature, qu'il va forger son style.
Grâce à d'inlassables études au Jardin botanique à Paris, il fixe les arabesques des plantes et des fleurs sur ses carnets de croquis. Son talent de dessinateur lui assure la célébrité avec sa première affiche lithographique pour l'actrice Sarah Bernhardt et son Théâtre de la Renaissance.
Responsable des affiches, des décors et des costumes, Mucha crée un style, L'Art Nouveau.
Feuilles, fleurs, signes du zodiaque, arabesques, calligraphie précise encadrent de séduisants profils saisis du réveil à la rêverie du soir.
Avec ses oeuvres graphiques, Mucha a contribué à ce que l'art entre dans la vie quotidienne. A Prague, le 14 juillet 1939, son vitrail de la chapelle épiscopale de la cathédrale Saint-Guy lui renvoie un dernier éclat.